Les frontières politiques constituent souvent les lignes principales de notre géographie. Au point que leurs contours finissent par occulter leur sens politique. Au point qu’on croit que les pouvoirs politiques se définissent par leurs limites géographiques. En fait, la frontière géographique n’est qu’un outil circonstanciel et partiel pour décrire les limites d’un pouvoir politique…
Récemment, lorsque les médias ont voulu souligner la force de l’autoproclamé “État Islamique (en Iraq et au Levant) ” (EIIL) , ils ont montré des cartes de ce genre là (Libération, octobre 2014) :
On y voit une vaste zone colorée en gris. Voici maintenant une autre carte censée représenter le territoire de l’EIIL à la même époque (mi-septembre 2014), carte proposée par le JDD :
Ici, le territoire semble bien plus mince et surtout ressemble plus à un chapelet de zones étroites alors que la carte de Libération montre un espace assez massif.
Quelle carte dit vrai ?
En fait chacune à sa façon dit vrai. La carte de Libération nous indique les frontières telles qu’on a pris l’habitude de les voir : des limites théoriques entre différentes autorités politiques. Dans cette optique, lorsqu’on franchit une frontière, on change de pays, on change d’autorité politique. La carte de Libération nous dit que dans la zone grise on a plus de chance d’avoir à faire à l’EILL qu’à une autre autorité politique (le gouvernement irakien, des forces kurdes, des forces rebelles syriennes ou des forces liées au gouvernement syrien). Le seconde carte nous indique où s’exerce vraiment le pouvoir de l’EIIL : en dehors des zones bordeaux, on peut rencontrer des forces de l’EIIL mais rien de fixe et dès lors, avec un peu de chance, on peut circuler sans rencontrer des représentants de l’EIIL. Cette carte exclue donc les vastes zones désertiques sans présence permanente de l’EIIL.
Si la première carte nous semble plus habituelle que la seconde, c’est qu’elle correspond aux frontières telles qu’on les représente le plus souvent, ces frontières relèvent d’une vision du politique qui occupe toute l’espace géographique. Mais cela ne pas de soi…
Un exemple fictif pour illustrer la construction cartographiques des frontières
Dans cet exemple fictif, nous considérons une île de forme carrée (espace blanc), partagée entre un pouvoir “rouge” et un pouvoir “bleu”.
Au départ, une autorité étatique, c’est une hiérarchie avec des organisations ayant une présence locale et obéissant à une autorité située ailleurs. Ces organisations furent d’abord des unités militaires bientôt accompagnées de percepteurs du fisc. Mais ce peut être aussi services judiciaires, des services de police ou plus tard des services des services sociaux, médicaux et scolaires. Dans tous les cas, le but de ces localisations n’est pas tant de contrôler l’espace que de contrôler des populations.
Dans cette perspective, le territoire contrôlé correspond à une constellation de points. Lorsque les populations sont nomades, nous aurons soit une carte de points mouvants (représentation impossible en cartographie !), soit une autorité qui va exercer un contrôle indirect sur les populations en contrôlant quelques points stratégiques pour les groupes nomades (villes où les nomades viennent commercer, puits, cols).
Dans une approche similaire en prolongeant le parallèle avec l’entreprise, on en vient à reprendre l’idée de Jared Diamond selon laquelle les premiers états reposaient sur la ponction systématique des populations contrôlées (il parle de “cleptocraties”). Une bonne carte serait une carte représentant la localisation des ressources prélevées par chaque pouvoir. Dans cette perspective, un même territoire peut même générer des recettes pour différents pouvoirs (un pouvoir taxe les revenus dans une ville, un autre impose un droit de douane à l’entrée de la ville ou contrôle un commerce particulier).
Si l’on s’intéresse maintenant à une vision militaire, on devrait évaluer le contrôle du territoire par la probabilité qu’un individu se trouvant dans un lieu donné puisse être contrôlé (et arrêté voire éliminé) par une autorité ou une autre.
Ce type de vision induit la notion de frontière comme limite entre deux souverainetés occupant tout l’espace possible. Outre la question militaire (on veut savoir où nos troupes peuvent se déplacer en sécurité), ce type de vision est du aussi aux particularités des états modernes européens. Lorsque les villes sont éloignées les unes des autres, clairement identifiées et qu’on a entre elles des espaces sans intérêt économiques (marais, forêts, déserts) ou des espaces occupés par des nomades (montagnes ou steppes), il n’ait pas besoin de tracer des frontières nettes. Il suffit que l’on sache qui contrôle chaque ville et connaître les liens de vassalité des tribus nomades. L’Europe occidental des 11ème et 12ème siècle va connaître un large mouvement de défrichement des terres qui va réduire ces espaces tampons (Bartlett, 1994). La délimitation précise des territoires devient une question importante, d’autant que les impôts reposent largement sur un prélèvement sur les récoltes. Il faut donc être en mesure de savoir à qui reviennent les ressources fiscales d’une terre donnée. L’ensemble de la Terre finit alors par être divisé en territoires contrôlés délimités par des frontières. Ces frontières contribuent à une abstraction géométrique des états, abstraction décrite par Ken Jennings dans Mapheads (2011) : les frontières deviennent des formes ayant une vie indépendante de leur sens initial.
En comparant cette dernière carte par rapport aux premières, on voit comme nos cartes la réalité des pouvoirs sur les espaces : sur cette île fictive, l’essentiel des populations et des richesses se concentre dans la zone frontalière située dans la diagonale haut-gauche/bas-droite. Les coins sont des espaces sans intérêts. Une légère modification de la frontière au centre correspondrait à un changement politique majeur, ce que que ne peut montrer la dernière carte.
Les frontières et leurs nouveaux sens
Selon les pays, on sent plus ou moins l’importance des frontières. Lorsque des mexicains veulent se rendre aux Etats-Unis, lorsque des bangladais veulent se rendre en Inde, sans que la frontière ne s’assimile à un mur, les quelques mètres qui peuvent séparer leur domicile d’un autre pays affectent grandement leur quotidien. En France métropolitaine, le franchissement de frontière est à peine perceptible et se résume à un léger dépaysement. Un français a pourtant affaire à un très grand nombre de frontières. La localisation de sa résidence principale va déterminer sa commune, sa communauté urbaine, son département, sa région, mais aussi le rectorat dont dépendra l’école de ses enfants, les tribunaux dont il dépendra en cas de litige avec ses voisins ou son employeur. La localisation de son lieu de travail déterminera la zone d’action de son chef de service et ses possibilités d’évolution de carrière. Des négociations internationales fixeront les limites des espaces où il peut voyager sans visa, des endroits d’où peuvent provenir les produits qu’il achète et ceux où son entreprise pourra vendre, d’autres négociations indiquerons des lieux où son cousin militaire pourra être envoyé en mission.
les frontières géographiques usuelles perdent de leur sens. D’une part, selon le domaine de décision, des frontières différentes seront pertinentes. D’autre part, les frontières sont aussi de moins en moins spatiales à mesure que la production de richesses se déconnecte du contrôle des territoires. L’essor d’Internet comme espace commercial oblige les États à revoir leur fiscalité et affronter de grandes entreprises dont les règles rivalisent avec les lois nationales. La raréfaction des ressources environnementales met en lumière l’importance en amont du contrôle de l’eau et des polluants. L’essor des drones militaires montre aussi que le contrôle des airs déconnecte les frontières terrestres et aériennes. A côté du contrôle des terrains, d’autres critères délimitent de plus en plus les pouvoirs politiques : le contrôle des airs, celui des mers, celui des technologies mais aussi l’influence idéologique (pensez à l’influence du pape).
Illustrations (cartes d’île fictive) : auteur.