Cet article explique pourquoi vous devriez justifier vos ordres même si vos enfants ne sont pas en mesure de comprendre les arguments avancés.
« Viens ici, touche pas ça, reste assis, vas pas là, fais comme ci, fais comme ça, patati et patata » chantait Jordy à 4 ans (en 1992). Ces paroles d écrivent assez bien une caractéristique des premières années de nos vies : nous y subissons l’impératif plus qu’à tout autre âge. Cet impératif qui correspond à des ordres reçus n’est que rarement accompagné de justifications ou d’explications. Pourtant, cela irait sans doutes dans l’intérêt du futur citoyen qui sommeille en chaque enfant, et par la même dans l’intérêt de la société elle-même.
Je ne m’appuierai ici ni sur l’Emile de Rousseau (1762) ni sur le travail de Françoise Dolto (1985) bien que mon propos puisse y faire écho au regard de sa convergence avec les objectifs de ces auteurs. Je me contenterai d’une interprétation personnelle du premier chapitre (« Raison et Objectivité ») de L’Idée de Justice de Sen (2009).
Dans ce chapitre, Sen défend notamment la nécessité de s’appuyer sur le raisonnement préalablement à toute décision. Il défend le questionnement de la tradition et rejette l’opposition entre sentiments et raison, la raison nous aidant à comprendre les sentiments et les sentiments nous aidant à nous poser les bonnes questions.
Sen se réfère plusieurs fois à l’exemple d’Akhbar, empereur moghol de l’Inde du XVIème siècle. Akhbar était un musulman de culture perse régnant sur une société à majorité hindouiste. Ce contexte original est à mon avis une des causes de la démarche d’Akhbar qui cherchait à éviter un choix entre traditions musulmane et hindouiste. Sen montre comment Akhbar fonde ses décisions sur le raisonnement quitte à remettre en cause les différentes traditions dont lui et ses sujets sont héritiers. Sen suggère qu’ainsi, Akhbar prend des décisions plus justes et mieux acceptées par ses sujets. J’ai vu dans ce passage une analogie où Akhbar serait le parent et où les sujets seraient les enfants : Akhbar est l’autorité, ses sujets se soumettent à ses ordres mais ces ordres sont justifiés.
La comparaison entre la parenté avec une puissante monarchie est intéressante car elle éclaire le mécanisme d’autorité en l’absence d’un contrat qui ferait que le sujet délègue à l’autorité une partie de sa liberté en échange de quelque chose (par exp. la sécurité). D’autre part, l’exemple d’Akhbar correspond au cas d’un monarque paternaliste[1].
Bref, nous trouvons chez Sen de quoi nourrir une réflexion sur le fondement de l’autorité et la manière de l’utiliser en l’absence de contrat, ce qui est le cas de la relation parent/enfant :
- sur le fondement de l’autorité parentale, question qui n’est pas directement abordée par Sen, deux piliers peuvent être distingués. Le premier tient à la responsabilité. Le parent est responsable pour la simple raison que l’enfant ne peut assumer les conséquences de l’ensemble de ses actions. Si l’enfant n’est pas responsable, soit sa capacité d’action est limitée par des interdits soit sa capacité d’action est soumise à l’aval d’une personne qui assume les conséquences de l’action de l’enfant. Le second pilier tient à la liberté elle-même (j’y reviens en détails dans un article sur la progressivité de la majorité civile). Si, notamment à la suite de Stuart-Mill (1859)[2] les penseurs libéraux ont défendu que chacun a droit à poursuivre ce qui lui semble bon pour lui, Sen nous montre comment l’on passe de la liberté comme droit à la liberté comme moyen d’épanouissement et de réalisation de soi[3]. Pour faire court, les ressources, au premier rang desquelles la connaissance, sont la clef de cette transformation. Or la connaissance s’accumule avec le temps. L’enfant n’a au départ que son instinct pour le guider. Le parent est celui dont la connaissance aide l’enfant à prendre de meilleures décisions et parfois même assure la survie de l’enfant. Le parent tire donc son autorité d’une part de sa capacité à assumer les conséquences des actes de ses enfants lorsque ces derniers n’ont pas cette capacité et d’autre part de la meilleure connaissance qu’il peut avoir des meilleurs moyens d’utiliser la liberté de l’enfant pour la survie et l’intérêt de l’enfant.
- sur la manière d’utiliser l’autorité. Sen expose les avantages des décisions fondées sur la raison : elles s’exposent à une sélection par la critique et ont un fondement plus solide. Justifier un acte d’autorité vous conduit probablement à prendre de meilleures décisions que si vous vous contentiez de répéter des choix par habitude. Par exemple, si vous aviez pris l’habitude d’imposer à votre enfant de finir son plat, en ayant à justifier votre ordre, il se peut que vous vous rendiez compte qu’un meilleur choix serait de retarder l’heure du repas pour qu’il ait plus d’appétit à l’heure de se mettre à table. Mais que votre enfant comprenne ou non votre justification n’est pas la question majeure. Il s’agit surtout de l’habituer à un rapport à l’autorité fondé sur la connaissance et le raisonnement plutôt que sur la nature de celui qui détient l’autorité. Contrairement au sujet d’un monarque absolu, le citoyen ne subit pas la loi, il y consent, si elle lui semble mauvaise, il essaiera de convaincre ses concitoyens de la changer voire de changer l’élu en charge de l’autorité. Par la justification des ordres, le parent met l’accent sur l’importance du verbe dans le rapport au pouvoir au détriment de la force, caractéristique première des sociétés démocratiques (Popper, 1963).
Ainsi, l’enfant n’obéit pas au parent parce qu’il est la cause de son existence mais parce qu’il est celui dont les ordres sont justifiés. L’enfant comprend qu’il doit obéissance au parent parce que ce dernier a une meilleure connaissance que lui des conséquences de ses actes. Par la suite, le parent devra accepter d’écouter les éventuelles contre-justifications de l’enfant. Si le parent est convaincu de son choix mais qu’il n’a pas réussi à convaincre son enfant, l’argument de la responsabilité sera avancé en dernier recours. Là aussi, nous sommes dans une démarche qui habitue l’enfant au schéma du dialogue démocratique dans le respect du pouvoir légitime.
En justifiant le plus possible ses ordres, le parent aide son enfant à se percevoir comme une personne respectée et prépare le futur citoyen. Au quotidien, avoir un enfant met souvent les nerfs à rude épreuve et il n’est pas évident de penser à justifier ses ordres surtout que les ordres sont souvent énoncés dans l’urgence et qu’ils sont répétés dans des situations elles aussi répétées. L’important est qu’à chaque nouvelle situation, l’ordre soit justifié même si l’explication est donnée après-coup. Paradoxalement, c’est probablement lorsque l’enfant est trop jeune pour comprendre l’explication que justifier l’ordre est le plus utile : dans ce cas, l’enfant n’est pas en mesure de relier votre ordre à une justification d’un précédent ordre mais il est bon qu’il ressente que l’ordre reçu s’accompagne de paroles qui lui sont adressées en tant qu’individu à part entière.
Références :
- Dolto, F. (1985), La cause des enfants, éditions Robert Laffont.
- Jordy (1992), Dur dur d’être bébé, http://www.youtube.com/watch?v=7IiLZ0dvDWU.
- Popper, K. (1963), Conjectures and Refutations: The Growth of Scientific Knowledge Routledge.
- Rousseau, J.-J. (1762), Emile ou de l’éducation
- Sen, A. (2010), L’idée de justice, Flammarion (initialement publié en anglais sous le titre « The Idea of Justice» et édité chez Penguin Books, la traduction en français a été faite par Paul Chemla et Eloi Laurent).
- Stuart-Mill, J. (1859), On Liberty and Other Essays
[1] Notons quand même la limite de la comparaison : contrairement aux enfants avec leurs parents, les sujets n’ont pas vocation à s’émanciper de l’autorité du monarque, du moins aux yeux de ce dernier.
[2] Il est intéressant de noter que Stuart-Mill explicite l’exclusion des enfants de son discours sur la liberté, car selon lui ils « are still in a state to require being taken care of by others, must be protected against their own actions as well as against external injury» (1er chapitre).
[3] Par commodité, je parle d’ « épanouissement » et de « réalisation de soi » pour résumer l’idée de Sen selon qui l’individu ne se fixe pas forcément des objectifs liés à son bonheur. Les fondements du libéralisme de Sen et de Stuart-Mill sont différents, j’y reviendrai dans un prochain article consacré à ce que l’individu cherche à faire de sa vie. Ici, je considère que l’approche utilitariste de Stuart-Mill est un cas particulier de l’approche de Sen.
Image : auteur.
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