Conséquences : les situations où la démocratie ne peut qu’être biaisée
Ces freins à la démocratie expliquent les fonctionnements réels de régimes dont l’idéologie politique et le discours politique légitiment pourtant la démocratie comme système politique de référence. Nous allons prendre trois cas distincts pour voir comment cela joue en pratique : le cas de l’Union Européenne, le cas des Etats-Unis et le cas des oligarchies militaires.
– L’Union européenne est une association d’états démocratiques, pour la plupart parmi les plus proches de l’idéal démocratique. Ces états ont mis en commun un grand nombre de leurs politiques et disposent de structures politiques démocratiques communes : parlement, cour de justice. Au cours de la crise de la dette grecque, plusieurs dirigeants politiques et d’économistes ont appelé à plus d’intégration politique et plus de solidarité pour sortir de la crise. Un frein majeur à une plus grande intégration européenne relève en fait des inégalités économiques entre pays qui limitent l’espace démocratique européen.En caricaturant, même si la Finlande et la Grèce sont deux états démocratiques dont les habitants partagent les mêmes valeurs, les différences de richesse entre les deux pays font que les finnois auront toujours peur d’un véritable État commun. Si le pouvoir politique devenait vraiment commun, leur crainte serait que le clivage politique se fasse sur le critère économique et alors les pauvres grecques utiliseront l’Etat européen pour redistribuer des ressources au détriment des finnois. Plus largement, l’intégration politique sera d’autant plus facile que les habitants des pays les plus riches n’auront pas à craindre qu’elle se traduise par un changement de politique économique qui leur soit défavorable. Trois moyens peuvent l’assurer :
- Moins d’inégalités entre les pays (logique initiale des politiques régionales européennes avec le Fonds européen de développement régional).
- Maintien d’une majorité démographique des pays riches. La question démographique explique sans doute en partie la réticence de certains pays d’Europe contre l’adhésion de la Turquie.
- Des garanties de limitation du pouvoir des organismes politiques élus (solution de fait, qui limite l’intégration politique européenne).
Le cas de l’UE éclaire aussi la difficulté à avancer vers une démocratie mondiale. Associer des démocraties ne suffit pas à ce que la structure commune soit elle-même démocratique quand les membres ont des ressources très différentes.
Précisons enfin dans le cas de l’Europe que les craintes de redistribution massive entre pays membre ne sont pas les seuls freins à l’instauration d’une véritable démocratie à l’échelle du l’union, de fortes spécificités nationales d’opinion jouent aussi (peur des anglais d être dominé par des anti atlantistes ou peur des pays baltes d êtres dominés par des pays plus russophiles).
– les Etats-Unis constituent une ancienne démocratie qui a progressivement étendu le droit de vote mais dont le fonctionnement pratique paraît insatisfaisant à deux égards liés :
- L’abstention en hausse y est très forte (aux dernières élections législatives, en 2014, moins de 2 électeurs sur 5 ont voté) et s’ajoute au fait que plusieurs pourcents de citoyens n’ont pas de droit de vote (déchéances de droits suite à une condamnation notamment), phénomène qui semble en partie voulu par les autorités politiques locales. Cette forte abstention est problématique car elle conduit à une distorsion de représentativité entre les votants effectifs et le corps électoral théorique (voir les tableaux du lien issus de statiques officielles). Les riches blancs âgés et / ou diplômés votent bien plus que les jeunes pauvres des minorités.
- La faible réglementation des dons d’argent aux politiques renforce le rôle des collectes de dons et pousse les candidats à y consacrer beaucoup de temps (exemple de Jeb Bush, candidat républicain dans la Silicon Valley, terre qui vote largement démocrate mais riche en donateurs républicains).
La combinaison des deux phénomènes, renforcée par un mode de scrutin qui donne tout au vainqueur, fait que les élections aux Etats-Unis se font en deux temps : récolter un maximum d’argent qui financera la campagne, puis mobiliser les électeurs par des spots publicitaires, du porte à porte et en facilitant leur déplacement au bureau de vote. La capacité à faire aller voter des sympathisants a priori est plus décisive que la capacité à faire changer d’avis les électeurs. Ce système rend indirectement les politiques redevables à leurs donateurs, d’autant que les mandats électifs sont souvent remis en jeu (tous les deux pour les représentants, l’équivalent des députés).
Ce problème n’est pas directement voulu par les élites économiques mais dans un pays marqué par de fortes inégalités de revenus, le terrain est propice à un cercle vicieux freinant la recherche de solutions : l’importance de l’argent dans les élections est légitimé par la liberté de don et la liberté d’expression. Pour être élu et gouverner avec des élus bienveillants, il faudra tôt ou tard compter sur l’appui des gros donateurs à qui il est difficile de dire qu’ils ont trop de pouvoir… cette forte influence des gros donateurs contribue à son tour à influencer les politiques de redistribution en mettant l’accent sur le rôle des œuvres sociales privées plutôt que sur la politique économique, donnant par la même raison aux membres des catégories sociales défavorisées qui estiment le vote peu utile.
Au final, les E-U sont bien une démocratie dans la mesure où les pouvoirs sont bien séparés, chaque citoyen a une influence sur les décisions politiques et les changements s’opèrent de façon pacifique, mais le pouvoir démocratique y paraît limité et la légitimité démocratique tend à y être contesté par une légitimité ploutocratique, ce qui limites les possibilités de changements de cap des politiques menées.
– Les oligarchies militaires se présentent souvent comme des régimes défenseurs d’une idéologie socialiste ou nationaliste (voire les deux !), idéologies démocratiques dans le sens où le peuple y est bien la source de légitimité du pouvoir politique. Bernard Marris (2006) avait noté que l’Union soviétique était un système capitaliste d’État où l’accumulation profitait aux militaires alors que dans le capitalisme de marché, elle profite aux entrepreneurs. Que l’on soit hier dans l’URSS ou aujourd’hui, en Russie, au Venezuela, en Égypte ou en Algérie, l’équation change peu. Quand un pays tire l’essentiel de ses richesses de sa capacité à contrôler des ressources naturelles, le groupe qui a la charge de la bonne exploitation de ces ressources est tenté de s’en accaparer une grosse partie et par conséquent de contrôler le système politique qui supervise la répartition des ressources. Cela est renforcé lorsque le groupe en question est par nature fortement hiérarchisé et fermé, comme c’est le cas des armées. La dynamique anti-démocratique des oligarchies militaires est assez perverse car le pouvoir assure sa stabilité en rendant non rentable son renversement. Cela implique que de larges pans de la société estiment avoir peu à gagner en une ouverture démocratique. Il faut alors redistribuer une partie de la rente et valoriser cette redistribution. Moins l’économie dispose de ressources alternatives, plus sa redistribution sera valorisée et moins l’opposition politique disposera de moyens pour contester le pouvoir.
Le cas de la Chine peut alors être vu comme une évolution du modèle soviétique vers un modèle états-unien dans le cas d’un régime qui manquant de ressources a accepté l’alliance/fusion avec les entrepreneurs. Le cas de Hong-Kong avec des élections dont les candidats aidés par Pékin proviennent des élites économiques est révélateur du rapprochement vers le modèle américain (voir à ce sujet cet éditorial de Paul Krugman suite au mouvement des parapluies).
Les possibles dynamiques de rééquilibrage
Sans être exhaustif, on peut lister quelques facteurs de réduction d’inégalités économiques favorables à la démocratisation :
– La croissance économique peut changer l’arbitrage entre ouverture économique et répression si la croissance est due à l’essor de nouvelles activités plutôt qu’à une hausse des prix des produits exportés : les élites économiques vont accepter un enrichissement plus important des catégories défavorisées si elles s’enrichissent elles mêmes, en parallèle, la démocratisation peut permettre de réduire le coût le répression, répression dont le coût tend à augmenter à mesure que la création de richesses rend plus nombreux les lieux à protéger.
– Les innovations technologiques majeures changeant la structure de l’économie et faisant émerger de nouveaux acteurs économiques. S’installe alors une “classe” dont les revenus ne dépendent pas du pouvoir politique. La démocratisation devient un moyen du nouveau groupe de légitimer une demande de participer au jeu politique, son acceptation par le pouvoir en place est possible s’il y voit l’évitement d’un plus grand danger, celui de révolution.
Ces deux premiers exemples sont proches mais le premier renvoie à un contexte “offensif” lié à une ouverture économique vers l’extérieur, le second à des cas défensifs. Le Brésil des années 1980 à 2000, Singapour ou Taïwan à la même période illustrent ce cas. Les pays d’Europe de l’ouest au cours de la révolution industrielle correspondent au second cas. On pensera notamment à la démocratisation de l’Allemagne bismarckienne avec une oligarchie militaire détentrice de la terre prise entre l’essor d’une bourgeoisie industrielle et la force démographique des masses ouvrières de plus en plus politisées. Restent deux facteurs plus théoriques, moins visibles mais pouvant avoir un rôle majeur dans l’avenir :
– Un facteur d’inégalités économiques essentiel porte sur la transmission du patrimoine et plus largement la reproduction sociale. Une hétérogamie massive (mise en couple de personnes issus de milieux sociaux différents) peut réduire les inégalités mécaniquement. Pour être effective, il faut que la différence de revenus ne soit pas liée à des appartenances sociologiques freinant le mariage (entendu ici comme création d’un ménage ayant des enfants) : appartenance pouvant notamment provenir de différences de religion ou de caste.
– Enfin, dans la même logique, si les riches font plus d’enfants que les pauvres, les enfants de ces derniers bénéficieront d’une concentrations de ressources qui compensera à long terme le moindre capital de départ. La Chine et Singapour ont notamment tenté de favoriser ce phénomène (alors qu’en Europe, on observe plutôt une relation négative entre revenu et natalité).
Sur ce, je vous laisse espérer ou pleurer en pensant à diverses situations contemporaines….
crédit image : auteur.
Références :
- Marris, B. (2006), Antimanuel d’économie-Tome 2 Les cigales, Bréal.
- Montesquieu,C.-L. (1748), De l’esprit des lois, texte en ligne.
- Popper, K. (1963), Conjectures and Refutations: The Growth of Scientific Knowledge Routledge.
- Rousseau, J.-J. (1762), Du contrat social, Flammarion, GF, édition datant de 2001.
- Toqueville, A. (1835), De la Démocratie en Amérique-Tome 1, http://classiques.uqac.ca/classiques/De_tocqueville_alexis/democratie_1/democratie_tome1.html.
- Will, E. (1972), Le Monde grec et l’Orient, Le Ve siècle (510-403), PUF.