Cet article rappelle que la liberté peut être valorisée pour elle-même ou comme moyen. Il explique pourquoi il est important de s’attacher à la liberté comme fin.
La liberté comme instrument
Lorsque Hobbes (Terrel, 2001) justifie le droit naturel à la liberté par le fait que nul n’est mieux placé que soi-même pour savoir ce qui est bon pour lui, il défend la liberté par un argument puissant mais qui fait de la liberté un moyen. L’argument de la liberté comme condition préalable à la quête du bonheur se retrouve souvent chez les libéraux. Sen (2010) est aussi convaincu que la liberté est un préalable au bonheur : plus on a de choix d’actions/d’activités, plus on a de chances de trouver celles qui nous épanouissent.
La vision instrumentale de la liberté ne concerne pas que la question de la quête du bonheur. En économie, la liberté, vue comme l’autonomie décisionnelle des acteurs économiques (ce qui revient à leur accorder plus de choix d’actions) est parfois vue comme un moyen de mieux faire circuler l’information (Hayek 173, cf. article sur le marketing et la chute du communisme) ou comme un moyen d’atteindre un optimum parétien (situation telle qu’on ne peut plus améliorer la satisfaction d’une personne sans dégrader celle d’au moins un autre). Cette dernière idée est connue comme « le premier théorème de l’économie de Bien-être. Un second théorème montre lui que tout optimum parétien peut être obtenu par un équilibre de marché (équilibre résultant de l’autonomie décisionnelle des agents économiques, c’est-à-dire, vous et moi !). Ces deux théorèmes justifient donc la liberté sur le plan économique au nom du bien-être qu’elle peut apporter.
D’autres justifications instrumentales de la liberté peuvent aussi être avancées : la liberté encourage l’innovation et sa diffusion, la liberté favorise la créativité… la vision instrumentale de la liberté conduit logiquement à donner une valeur monétaire à la liberté, c’est le prix d’option. Puisque la liberté sert à avoir autre chose, selon la valeur de cette autre chose, on va pouvoir en déduire la valeur du fait d’avoir un choix en plus. En finance, une option est un droit d’acquérir un titre (un placement) à un prix fixé à l’avance à une échéance donnée. Par exemple, pouvoir acheter un baril de pétrole à 100 $ le baril au 1er décembre prochain. Si le baril de pétrole vaut 130$ le 1er décembre prochain, en détenant une option, vous aurez le choix entre payer le baril de pétrole 100 $ ou 130$. Vous en déduisez la valeur de l’option au 1er décembre : 130$-100$ : 30 $, le prix de ce choix. Si on étendait les options dans la vie quotidienne, je pourrai payer pour avoir le droit de choisir à la dernière minute si je veux passer l’été prochain à la montagne ou à la mer. Je peux d’ailleurs reconstituer cette option : je paye aujourd’hui un séjour à la montagne et un séjour à la mer aux mêmes dates. Le jour de mon départ, je revends le séjour qui ne m’intéresse pas.
En montrant que la liberté peut être vue comme instrument, et qu’elle est donc assimilable à la détention d’options, je souligne le caractère monétisable de la liberté. Voyons maintenant pourquoi nous devrions nous attacher à la liberté comme fin et non comme moyen.
La liberté comme fin.
Dans un précédent article, j’ai montré que l’on pouvait accorder la valeur à la liberté pour elle-même.
Nombre de philosophes dont Stuart Mill (1859) ont considéré la liberté comme un droit qui n’avait pas à être justifié. Stuart Mill semble d’ailleurs considérer que chacun de nous a un devoir moral d’être libre. Plus près de nous, Sen (2010) explique bien que la liberté apporte une satisfaction en elle-même indépendamment de tout plaisir qu’elle peut procurer.
Le risque de ne pas valoriser la liberté pour elle-même est de devoir à la discuter. La liberté a aussi certains inconvénients et ces inconvénients pourraient vous conduire à renoncer à votre liberté si vous ne prenez pas en compte la valeur de la liberté pour elle-même. Quels peuvent être les inconvénients de la liberté ? Je ne voudrai pas qu’on me reproche d’inspirer de futurs dictateurs, aussi, je n’en donnerai qu’un titre illustratif.
Schwartz (2004), reprenant notamment les travaux de Kahneman et Tversky (psychologues et prix Nobel d’économie), montre que plus on a de choix, plus on a du mal à choisir et plus il est probable que l’on renonce à agir ou que l’on fasse un mauvais choix. Autrement dit, la liberté peut parfois nuire à la satisfaction de l’individu.
Plus largement, imaginez que demain, on mette au point un « super stimulateur cérébral » (SSC) : vous restez au même endroit pendant toute votre vie, mais grâce à tes tubes et des électrodes, vous éprouvez un plaisir continu et votre cerveau est bercé par l’illusion d’une vie glorieuse… vous pouvez accepter ou non de plonger dans le SSC mais vous savez que si vous acceptez, vous ne pourrez plus revenir sur votre décision… vous perdez votre liberté.
Ce dernier exemple montre le danger de la vision purement instrumentale de la liberté et pointe deux raisons pour lesquelles nous valorisons la liberté pour elle-même :
- Il n’y a jamais de certitude sur ce que nous voudrons dans le futur, nous sommes libres mais notre liberté engage un soi futur que nous ne connaissons jamais parfaitement. Aussi, la possibilité, même infime, que notre volonté change a une valeur qui sans être absolue (sinon, il n’y aurait jamais d’engagement), nous conduit à essayer de toujours garder plus de liberté que ce qu’une approche probabiliste nous conseillerait.
- Il se peut aussi que nous percevions que notre appartenance à une communauté plus large que notre propre individualité implique que nous soyons toujours en mesure d’agir pour autrui. Cette possibilité nécessite que l’on conserve une part de liberté indépendamment de notre bonheur.
Crédit image : auteur à partir d’images libres de droits.
Références
- Hayek, F. (1973), Law, Legislation and Liberty: A New Statement of the Liberal Principles of Justice and Political Economy, Routledge.
- Sen, A. (2010), L’idée de justice, Flammarion (initialement publié en anglais sous le titre « The Idea of Justice» et édité chez Penguin Books, la traduction en français a été faite par Paul Chemla et Eloi Laurent).
- Schwartz, B. (2004), The Paradox of Choice: Why More Is Less, Harper Perennial.
- Stuart-Mill, J. (1859), On Liberty
- Terrel, J. (2001), Les Théories du pacte social, Le Seuil.
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