La dette publique contre la liberté du politique
Si le PIB est si important c’est parce qu’il permet aux états d’emprunter. Quand un particulier demande un crédit à une banque celle-ci évalue la somme qu’elle peut lui prêter sans trop de risques en regardant ce qu’il possède et ses revenus. Un Etat possède en général des terrains, un sous-sol, des biens immobiliers mais surtout la capacité de taxer une part de tous les revenus générés sur son territoire, autrement dit une part du PIB. Ce PIB constitue un flux assez régulier dans le temps.
Le PIB permet donc de juger de la solvabilité de l’Etat. Quand un Etat est endetté, il emprunt en général auprès d’un grand nombre d’institutions et doit constamment renouveler ses emprunts. Une partie des emprunts sert de fait à rembourser de précédents emprunts. S’il n’arrive pas à rembourser, l’économie se bloque : des institutions financières font faillite et l’état doit réduire ses dépenses (voir la situation de la Grèce depuis 2009). Les gouvernants doivent donc rassurer les créanciers en leur montrant qu’ils peuvent facilement les rembourser puisque la taille du gâteau sur lequel est prélevé la part qui sert à les rembourser grandit.
Ainsi ce que plusieurs travaux en sciences sociales ont montré au niveau inter-individuel se vérifie au niveau étatique : la dette conduit à l’esclavage (Testart, 2001 ; Graeber, 2013). La différence est qu’il s’agit d’un asservissement plus doux. Là où l’esclavage servait à remboursait la dette, la dette publique joue comme une menace, non une menace d’asservir un peuple, mais celle de provoquer sa ruine, et par cette seule menace, les dirigeants vont veiller à ce que la politique économique sauvegarde la capacité de l’Etat à rembourser ses dettes, ce qui qui signifie veiller à un accroître le PIB.
Le problème du PIB ne tient pas qu’à sa mesure.
Olivier Catteneo, économiste, dans les échos (édition du 09/10/2014) explique qu’une bonne part du problème actuel avec le PIB est qu’il se cache : l’essor de l’économie de partage (en résumé, tout ce qui ressemble à Blablacar et AirBnB) se fait dans une zone grise échappant largement à la mesure du PIB et à l’impôt. C’est indéniable, mais il s’agit là d’un problème qui peut se résoudre aisément : la partageur touche de l’argent, la transaction laisse une trace publique, il est possible d’évaluer le gain du partageur et de l’imposer.
Le problème vient de la création de richesse non monétaire. Les économistes soulignent souvent le rôle du capital humain dans la croissance, capital qui finit souvent par avoir un effet sur al richesse monétaire. Mais d’une part cela met du temps, d’autre part la hausse du capital humain peut être une fin en soi. Enfin, une société meilleure pourrait être une société d’oisifs ne cherchant à maximiser aucune forme de capital (mais je n’entre pas ici sur cette question, voir à ce sujet le travail de Nathalie Maillard).
- un chirurgien esthétique bien installé génère avec ses assistants salariés dans les 200 000 euros de valeur ajoutée par an, il génère aussi dans les 50 000 euros par an d’impôts. Il décide de s’arrêter 3 ans le temps de se former à de nouvelles méthodes et de lancer une entreprise qui vendra du matériel pour ses anciens collègues. Il prévoit que dans 3 ans, son activité générera 500 000 euros de valeur ajoutée. En attendant, son capital humain va s’accroître nettement. Mais pensez-vous qu’un inspecteur des impôts puisse venir lui réclamer une part cet accroissement de capital humain ? Non, à court terme, au niveau du chirurgien, le PIB baisse et ce que l’Etat pourra lui prélever va baisser aussi. A moyen terme, l’Etat fait une bonne affaire, mais en attendant, il aura du mal (mais essaiera quand même et y arrivera en partie) à expliquer à ses créanciers qu’ils doivent revenir dans 3 ans le temps que la hausse du capital humain se soit traduite en hausse sonnante et trébuchante du PIB.
- Supposons maintenant que ce même chirurgien soit pris de remords, se dise qu’il est assez riche et décide d’arrêter de travailler, se forme à la psychologie et ensuite intervienne bénévolement auprès des personnes tentées de recourir à la chirurgie esthétique pour les convaincre de la faible utilité de la chose. Le bien-être global aura sans doute augmenté, mais l’Etat peut-il demander à l’auditoire de payer en impôts une part du bien-être engendré par les conférences de l’ancien chirurgien ? Compliqué….
Finalement, pour nous libérer du PIB, il nous reste deux voix aussi difficiles l’une que l’autre :
- le désendettement massif (par un prélèvement sur le patrimoine) ce qu’ont fait les guerres mondiales par l’hyperinflation provoquée.
- Imposer non seulement les revenus mais aussi les capacités productives (et donc faire payer ceux qui ont un capital élevé mais l’utilisent peu pour créer des richesses monétaires), idée notamment suggérée par Kolm (2004). La solvabilité de l’Etat ne dépendrait plus directement du PIB mais il est difficile de taxer durablement des personnes sans considération de leur revenu car au final il faut bien une source monétaire pour rembourser un emprunt … monétaire !
Éléments bibliographiques:
- Graeber, D. (2013), Dette : 5000 ans d’histoire [« Debt: The First 5000 Years »], Les liens qui libèrent.
- Kolm, S.-Ch., (2004), Macrojustice, The Political Economy of Fairness, Cambridge University Press, Cambridge.
- Maillard, N. (2014), Faut-il être minimaliste en éthique ?, Labor et Fides.
- Testart, A. (2001), L’esclave, la dette et le pouvoir : Etudes de sociologie comparative, Errance.
Petit bonus, au sujet de la création de richesse sans hausse du PIB : publicité pour une initiative facilitant le prêts d’objets entre voisins http://www.pumpipumpe.ch/le-projet/
Image : version modifiée de Sisyphe, par Titien. Infos tableau. Huile sur toile 237 x 216 cm, 1548-1549. Musée du Prado, Madrid, Espagne.