Je vois le dilemme du prisonnier partout, même dans le buffet à volonté ! Le dilemme du prisonnier est un phénomène retord (voire pervers !) et dans le cas présent il vient assécher une oasis de communisme perdue dans un hôtel-club tunisien…
Dans l’idéal communiste (au-delà même du communisme marxiste), les ressources devraient être allouées (distribuées) selon les besoins de chacun. Dans les hôtels-club, les repas sont souvent offerts sous la forme d’un buffet à volonté. Les entrées, les plats chauds, les desserts et les boissons sont en libre service à disposition des clients qui peuvent se servir quand ils veulent pendant l’heure du repas. Ce système est notamment très répandu en Tunisie. Il génère certes une surconsommation et un peu de gâchis alimentaire (les vacanciers ont tendance à avoir les yeux plus gros le ventre) mais il demeure rentable car il permet des économies de personnel : moins de serveurs, pas de caissiers comme dans les self-services avec file. Mais ce système est fragile car il présuppose des habitudes, des règles (ou des “conventions” comme disent certains économistes). Leur absence rend ce système sous-optimal…
Le cas des hôtels tunisiens face à une nouvelle clientèle
Suite aux attentats de janvier et juin 2015 (au musée du Bardo de Tunis et sur une plage de Sousse), la clientèle européenne s’est détournée de la Tunisie durant l’été 2015. Les hôtels ont alors cherché à remplir les chambres en ciblant de nouveaux clients : les classes moyenne (au sens de groupes d’individus ayant un revenu dans la moyenne du pays) tunisiennes et algériennes (ce pays étant déficitaire en hôtellerie de vacances). A cette fin, les hôtels ont baissé leurs prix et lancé des campagnes de communication. Des clients peu habitués aux hôtels-clubs ont alors découvert les joies du tout compris pieds dans l’eau. Dans l’hôtel où j’étais, la nouvelle clientèle incluait même une colonie de vacances. Ainsi, se côtoyaient dans les hôtels une clientèle d’habitués des hôtels club (tunisiens, algériens, libyens ou européens) et une nouvelle clientèle maghrébine qui pouvait enfin accéder aux vacances en hôtels.
Le buffet à volonté est le cas le plus flagrant des problèmes posés par l’arrivée en masse de ces nouveaux clients. Ces derniers n’ont pas l’habitude de ce mode de restauration et pour eux, l’alimentation représente un budget important de sorte qu’ils font souvent des sacrifices sur des dépenses d’alimentation (restriction de la consommation de viande par exemple). De plus, ils ont souvent conscience qu’une fois les touristes européens revenus, les prix remonteront et ils ne pourront plus s’offrir des vacances en hôtels. Résultat : des buffets souvent pris d’assaut. Et c’est là que le dilemme du prisonnier (présenté ici notamment) contamine toute la clientèle. A partir du moment où les autres clients observent qu’une proportion notable de clients se presse sur la nourriture (constat du président de la fédération tunisienne des agences de voyage), ils perçoivent un risque de pénurie sur des aliments qu’ils pourraient avoir envie de prendre… solution : au lieu que chacun remplisse son assiette au fur et à mesure, et selon ses envies/ besoins, chacun va remplir dès son arrivée des assiettes avec les entrées/plats et desserts qu’il pourrait avoir avoir envie de manger. Cela accélère les ruptures de “stocks” sur les buffets à la fin des heures de repas. Solution ? Les vacanciers vont venir plus tôt au buffet. Au final, la plupart des vacanciers se retrouvent au buffet plus tôt que ce qu’ils auraient préféré et à chaque arrivage sur le buffet (pour pallier les pénuries, les hôtels essaient de ne pas disposer toute la nourriture en même temps), de longues files d’attente se forment. C’est un cas typique de dilemme de prisonnier : l’optimum pour chacun serait que chacun mette un peu moins dans son assiette et mange quand il veut selon ses envie, mais le résultat est que chacun vient manger plus tôt, passe plus de temps dans les files d’attente et… mange autant !
La fragilité de “l’harmonie” dans le buffet à volonté / l’accès illimité aux biens communs.
La gratuité, l’accès à tous de biens communs pose souvent des difficultés ( à ce sujet, voir la littérature sur la “tragédie des biens communs“), mais cela peut fonctionner parfois. Le buffet à volonté, au prix d’un certain gaspillage alimentaire, en est une illustration. Il suppose néanmoins certaines règles implicites dans le comportement individuel : limitation de la consommation, pas ou peu de stockage de la nourriture par les vacanciers, étalement du remplissage des assiettes au fur et à mesure de l’avancée du repas. Il suffit que les violations de ces règles deviennent un peu trop nombreuses et le système s’écroule car les comportements “déviants” se propagent à l’ensemble de la population. D’ailleurs à la fin de mon séjour, l’hôtel a chargé un serveur de distribuer les desserts : le buffet des desserts n’était plus à volonté, le rationnement a remplacé le communisme en matière de desserts !
Crédits image : auteur (dessin) et wikimedia commons (photo).