L’essor des représentations graphiques encourage notre désir de maîtriser l’environnement et pousse à trop interpréter les chiffres…. et au final, conduit à de mauvaises décisions.
A l’échelle de l’Histoire de l’Humanité, l’écriture est un phénomène récent. Le succès de la datavision est sans doute lié à notre tendance naturelle à nous focaliser sur les images plutôt que sur le texte. Raghubir et Das (2010) notent d’ailleurs qu’en matière de données financières, la lecture des graphiques joue un rôle clef et de plus en plus important dans la prise de décision des investisseurs. La mise en graphique de chiffres a été favorisée par l’essor de logiciels dédiés, à commencer par Excel. Voir un graphique nous donne l’impression que nous comprenons plus facilement les chiffres que lorsqu’on les présente dans des tableaux. Mais notre cerveau n’a pas été conçu pour faire face à la complexité du monde contemporain. Aussi, il a tendance à sur-interpréter et à mal interpréter les données présentées sous forme graphique. Je vais détailler ce phénomène en distinguant deux cas pratiques :
- la prédiction des cours de bourse.
- la comparaison de deux résultats à des fins explicatives (performances commerciales en l’occurrence, mais ça peut s’appliquer à la plupart des formes d’évaluations comparatives).
Graphiques financiers, dés et marc de café.
Pour l’essentiel, les fluctuations des cours de bourses ne suivent pas de logique spécifique et il est généralement impossible de prédire une évolution de cours de bourse sans analyser les chiffres économiques de l’entreprise et de son environnement. Hormis quelques phénomènes connus (sur réactions à court-terme, baisses de cours du lundi…) Les cours de bourse suivent une marche aléatoire (Bachelier, 1900). Pourtant, de nombreux investisseurs font leurs choix en analysant les graphiques des cours passés comme si ces derniers avaient une logique qui permettait de prédire l’avenir. Le graphique ci-dessus (pris sur le site trading-school.eu) est un exemple basique d’analyse chartiste, analyse graphique dont de nombreux financiers ont fait leur spécialité.
Lors de mon premier de cours de finance à l’université, notre professeur, J.-C. Tavanti nous a fourni un graphique supposé être une variation de cours de bourse. Il nous a demandé de deviner quelle était l’évolution de ce cours. Chacun y est allé de son pronostic solidement justifié… Il s’agissait en fait d’une série de chiffres dont les variations avaient été tirées à pile ou face…
Notre tendance à vouloir prédire l’avenir même sans analyse sérieuse des causes, vient sans doute d’une conjonction de notre inclination à préférer la lecture graphique, simple et rapide et d’une caractéristique culturelle de nos sociétés : les sociétés occidentales, surtout depuis la révolution industrielle orientent plus les individus vers l’avenir que vers le passé ou le présent (Hall, 1959), de plus le futur est perçu comme maîtrisable, nous sommes dans des sociétés peu fatalistes où le futur est un espace mental dédié à l’action et non aux rêves (Oettingen, 1997).
Il en résulte que parce nous voulons maîtriser le futur, nous croyons trop facilement pouvoir le faire. Là où il n’y a qu’une trace de lancer de dés, nous voyons une information. Nous pensons faire de l’analyse financière mais à la place nous essayons de lire dans le marc de café.
Non seulement les graphiques ne contiennent qu’une information limitée mais lorsqu’on se contente de les regarder au lieu de lire les chiffres qu’ils représentent, nous en tirons de mauvaises conclusions. Raghubir et Das (2010) montrent ainsi qu’en regardant les graphiques, nous ne nous trompons sur le risque associé à un titre financier : en prenant en compte la variance, la skewness et la kurtosis d’un titre (indicateurs du risque), nous choisissons en général des titres dont les variations extrêmes sont plus courtes dans le temps en pensant (à tort) avoir pris moins de risque. La raison est qu’en regardant les graphiques, on ne prend pas la peine de faire les calculs « objectifs » des indicateurs de risque.
Si vous n’êtes pas encore convaincus, pensez à Warren Buffet, « l’oracle d’Omaha », génie de la gestion de portefeuille. Comment choisit-il ses titres ? Il ne fait pas d’analyse graphique, il analyse les opportunités économiques et les actifs de chaque entreprise. Il regarde les comptes et les rapports… et lorsqu’il n’arrive pas à comprendre ce qu’il y a dans les rapports, par précaution, il n’achète pas (je résume là quelques uns de ses propos récurrents lors des assemblés générales de son fond d’investissement).
Le hasard ou l’assurance de la variation.
Chaque année un commercial fait le bilan de ses performances. Il sera probablement comparé à ses collègues. Il en va de même pour des étudiants. Les évaluateurs font des comparaisons et essaient d’en trouver les causes. Si la performance diminue, ils diront que le commercial/ l’étudiant a fait moins d’effort, si les performances sont moins bonnes que celles de ses collègues/camarades ils diront qu’il est moins bon. Si la performance globale de l’équipe de commerciaux se dégrade, si la moyenne de la classe diminue, on dira que la situation économique est défavorable, que la dynamique de groupe est mauvaise…. Bref, on a tendance à voir des effets là ou seul le hasard règne (Thaler et Sunstein, 2009)… et on cherchera à attribuer une cause à ces prétendus effets. On va alors prendre des décisions au mieux inutiles, au pire coûteuses et contre-productives.
Combien de fois, lors de réunion ai-je assisté à de longues discussions pour expliquer une différence de longueur de bâton généré par Excel ? Très souvent, trop. Combien de fois avait-on au préalable vérifié si cette différence était significative ? Jamais ou presque. Mais, me demanderez-vous qu’est-ce qu’une différence significative ?
Nombre de performances que nous évaluons dépendent d’une interaction avec un environnement en partie aléatoire : le commercial n’a pas à faire aux mêmes prospects (=clients potentiels) d’une période sur l’autre. Le fait qu’il tombe sur un prospect enclin à l’achat dépend du hasard. S’il est bon il transformera cette inclination en achat. Si le prospect n’est pas du tout intéressé, on ne force pas un âne à boire… De même, la note d’un étudiant à un examen donné ne dépend pas que de son travail et de son intelligence : les exercices qui tombent à l’examen collent plus ou moins à ce qu’il a bien révisé ; le jour de l’examen, il est plus ou moins en forme, disposé à donner le meilleur de lui-même.
Aussi, les commerciaux ou les étudiants, du seul fait du hasard, vont avoir des résultats qui varient d’une période à l’autre. Il se crée « naturellement » des différences que l’on va essayer d’interpréter à tort. Que pourrions-nous faire alors? Si vous avez un minimum de connaissances en statistiques (pour choisir le bon test), il existe des sites gratuits qui vous proposent de faire les calculs statistiques. Ces calculs vous indiquent la probabilité que votre variation/écart soit imputable ou non au hasard. Je vous en donne un : http://www.vassarstats.net/ Si le site vous donne une probabilité de 30 %, cela signifie qu’il y a 3 chances sur 10 que votre discussion sur les causes de l’écart soit en fait sans objet…
Faites attention à un point en particulier : les tests statistiques supposent que votre population est faite d’individus agissant de façon indépendante (le recrutement d’un nouveau client n’est pas lié à celui de son voisin), c’est rarement le cas dans « la vraie vie ». Ne pas le prendre en compte sous-estime l’effet réel du hasard dans l’explication des différences. Si vous savez qu’en moyenne chaque nouveau client conduit à en recruter un autre, il est plus judicieux de considérer au numérateur, non le nombre de clients, mais le nombre de dyades de clients (exp. : au lieu de comparer un taux de conversion de 20 % à un taux de 16 %, il serait plus juste de comparer un taux de 10 % à un taux de 8 % : l’écart réel passe alors de 4 % à 2 % !) .
Crédit Image : Auteur à partir d’une image de Diacritica (licence Creative Commons).
Références bibliographiques :
- Bachelier, L. (1900), Théorie de la spéculation (existe en livre: THEORIE DE LA SPECULATION),
- Hall E.T. (1959), The Silent Language, Garden city, NY: Double day & Company, Inc.
- Oettingen G. (1997), Culture and future thought, Culture & Psychology, 3, 353-381.
- Raghubir, P. et Das, S.R. (2010), The long and short of it, why are stocks with short runs preferred? Journal of Consumer Research, 36,6.
- Thaler, R.H et Sunstein, C. R. (2009), Nudge: Improving Decisions About Health, Wealth and Happiness, Penguin Books. (Existe en français: Nudge : La méthode douce pour inspirer la bonne décision)